Article 6, LoA, et crédits carbone : comprendre (vraiment) le cadre interétatique avant d’agir
- Raphael Der Agopian
- 13 juin
- 8 min de lecture
Depuis la COP26, le jargon climatique s’est enrichi de nouveaux sigles : Article 6.2, Article 6.4, ITMOs, LoA, corresponding adjustments… mais derrière cette complexité apparente se cache une réalité structurante : ces mécanismes ne concernent pas tous les crédits carbone, et ne sont pas pensés pour tous les acteurs.

I. Un mécanisme interétatique, avant tout
L’Article 4 de l’Accord de Paris établit l’obligation pour chaque État de définir et de mettre à jour régulièrement une Contribution Déterminée au niveau National (NDC), c’est-à-dire sa trajectoire nationale de réduction d’émissions.Ces NDC s’appuient sur des leviers technologiques, politiques ou sectoriels que chaque pays choisit librement. Cependant, toutes les options d’atténuation ne sont pas forcément incluses : par exemple, en Indonésie, certaines solutions fondées sur la nature comme les mangroves ne sont pas systématiquement comptabilisées dans la NDC, ce qui limite leur valorisation dans les mécanismes onusiens.
Les engagements NDC sont généralement divisés en deux parties :
une part inconditionnelle, que le pays s’engage à atteindre seul, et
une part conditionnelle, qui dépend d’un soutien international (financier, technique, institutionnel). Ce sont ces réductions conditionnelles qui peuvent être mises à disposition d’autres pays, via des transferts encadrés.
C’est dans ce cadre que s’inscrit l’Article 6, qui vise à permettre la coopération internationale volontaire pour atteindre (ou dépasser) les objectifs climatiques nationaux.
Deux mécanismes en découlent :
l'Article 6.2, mécanisme décentralisé, fondé sur des accords bilatéraux ou multilatéraux entre États,
l'Article 6.4, mécanisme centralisé, supervisé par un organe onusien, successeur du Mécanisme de Développement Propre (CDM).
Tous deux permettent à un pays de transférer une partie des réductions réalisées au-delà de sa cible inconditionnelle à un autre pays, via des crédits carbone internationalement reconnus.
Pour cela, le pays hôte devra appliquer un corresponding adjustment, c’est-à-dire un ajustement comptable dans son inventaire national de gaz à effet de serre : il soustrait les réductions transférées de sa propre NDC, afin que le pays acquéreur puisse les comptabiliser de son côté, sans double compte.
Cet ajustement est obligatoire pour tout crédit transféré sous l’Article 6.
Ce cadre est particulièrement crucial pour des initiatives de type réglementaire international : des dispositifs comme CORSIA (secteur aérien) ou le schéma fiscal carbone singapourien imposent explicitement que les crédits utilisés proviennent de mécanismes répondant aux exigences de l’Article 6.
Cependant, ces deux cadres sont réservés à des crédits qui doivent contribuer à la NDC d’un pays acheteur, c’est-à-dire à ses engagements climatiques internationaux et avant tout étatique. Ils ne sont pas requis pour tous les projets carbones. En particulier, les entreprises privées cherchant à compenser leurs émissions dans une logique Net Zero n’ont pas besoin de passer par l’Article 6 pour que leur compensation soit légitime.
II. 6.2 vs 6.4 : deux mécanismes, deux logiques
Article 6.2 | Article 6.4 (PACM) | |
Type | Coopération bilatérale ou multilatérale | Mécanisme onusien centralisé |
Supervision | États | ONU (Supervisory Body) |
Crédits générés | ITMOs | A6.4ERs (si autorisés) ou MCUs (non transférés) |
Corresponding Adjustment requis ? | Oui pour chaque ITMO | Oui pour A6.4ERs exportés uniquement |
Méthodologies | Flexibles (VCS, nationales…) | Fixées par l’ONU |
Utilisation typique | Accords étatiques ciblés (ex. Suisse, Singapour…) | Enregistrement public, appel au marché carbone "compliance-like" |
Tous les crédits 6.4 exportés deviennent des ITMOs : un projet 6.4 entre automatiquement dans le champ du 6.2 au moment du transfert. L’inverse n’est pas vrai : un projet 6.2 peut exister indépendamment de tout cadre 6.4.
Pour qu’un pays puisse autoriser des projets et transférer des crédits carbone sous l’Article 6, il doit démontrer un haut niveau de préparation, couvrant à la fois les aspects réglementaires, techniques et comptables. Les exigences suivantes s’appliquent, que ce soit pour le mécanisme décentralisé (6.2) ou centralisé (6.4) :
Un cadre juridique dédié à l’Article 6 : Loi, décret ou directive définissant les règles, autorités compétentes, et conditions de délivrance des LoA (Letter of Authorization).
Une NDC détaillée, avec différenciation conditionnelle/inconditionnelle : Seule la part conditionnelle (requérant un soutien international) peut être transférée, sauf dépassement explicite de la cible inconditionnelle.
Un inventaire GES conforme aux lignes directrices du GIEC : Pour garantir que les réductions sont mesurables, traçables et compatibles avec le système de comptabilité climat international.
Un système national de suivi des crédits et des ajustements : Permettant de suivre l’émission, le transfert, et le retrait de crédits, ainsi que de réaliser les corresponding adjustments (CA).
Un registre (national ou connecté au système onusien) : Enregistrement des ITMOs (6.2) ou des A6.4ERs/MCUs (6.4), en lien avec les règles de transparence des Nations Unies.
Des rapports aux Nations Unies (UNFCCC) : Initial Report obligatoire pour activer l’Article 6, suivi du BTR (Biennial Transparency Report), incluant données d’inventaire, avancées sur la NDC et ajustements réalisés.
Des accords internationaux (6.2) ou une autorisation du Supervisory Body (6.4)
Pour 6.2 : accords bilatéraux/multilatéraux avec pays partenaires.
Pour 6.4 : enregistrement validé par l’ONU après approbation des méthodologies.
III. Quelles autorisations avoir pour faire un projet ?
Contrairement à une idée reçue, il n’est pas nécessaire d’activer l’Article 6 ou d’obtenir une autorisation officielle de l’État hôte pour développer un projet carbone. Un projet peut parfaitement exister, être mis en œuvre, et même générer des crédits vérifiés dans le cadre du marché volontaire, sans entrer dans une logique de coopération interétatique.
Ce n’est que dans certains cas spécifiques, notamment lorsque les crédits sont transférés à un autre pays ou utilisés dans un cadre réglementaire international (type CORSIA), que des autorisations précises sont requises. Trois documents sont alors à distinguer.
Les autorisations nationales tournent principalement autour de deux documents, qui correspondent à des niveaux d’engagement progressifs de l’État hôte :
D’abord, une Non-Objection Letter (NOL) : il s’agit d’un document non contraignant, souvent utilisé en phase amont d’un projet. Il indique que l’État ne s’oppose pas à la mise en œuvre du projet sur son territoire. Ce n’est pas une autorisation formelle, mais elle peut faciliter des discussions avec les financeurs ou les plateformes de certification, en montrant que le projet n’est pas politiquement contesté.
Ensuite, une Letter of Authorization (LoA) : cette fois, le pays autorise officiellement le projet, reconnaît son alignement avec la NDC nationale, et le rend éligible à une comptabilisation internationale. La LoA est obligatoire pour tout projet relevant de l’Article 6, que ce soit via un accord bilatéral (6.2) ou une inscription auprès du mécanisme centralisé (6.4). Elle devient donc un préalable juridique indispensable dès lors qu’un projet souhaite transférer des crédits à un autre État ou à une entreprise opérant dans un cadre réglementaire international (comme CORSIA ou la taxe carbone singapourienne).
Attention: si une LoA est toujours nécessaire pour un projet Article 6, un corresponding adjustment (CA), lui, ne l’est pas systématiquement. Un pays peut délivrer une LoA sans s’engager immédiatement à effectuer un CA, notamment lorsque le projet :
o reste dans le cadre du marché volontaire,
o ou est destiné à un usage domestique ou non transférable (ex. MCU dans le cadre du 6.4 non exporté).
Cela signifie qu’une LoA peut avoir une valeur propre, en dehors des mécanismes 6.2 et 6.4 : elle peut renforcer la légitimité d’un projet, assurer une reconnaissance nationale, ou préparer une transition vers un cadre Article 6 plus tard, sans pour autant déclencher un transfert international ou un ajustement comptable immédiat.
Rôle | Caractère | |
NOL (Non-Objection Letter) | Lettre informelle, exprimant l’absence d’objection du gouvernement | Non contraignante |
LoA (Letter of Authorization) | Autorisation officielle de participer à un transfert (Article 6 ou VCM renforcé) | Juridiquement engageante |
Corresponding Adjustment (CA) | Ajustement des comptes climatiques du pays pour refléter le transfert d’un crédit | Obligatoire sous Article 6 |
Tous les projets Article 6 (2 ou 4) nécessitent une LoA + un CA. Mais une LoA peut exister en dehors de l’Article 6, notamment dans des contextes de marché volontaire, pour rassurer les acheteurs ou intégrer un projet à des outils nationaux.
IV. Que faire si on est développeur ou corporate ?
Lorsqu’un projet carbone est porté par un acteur privé, qu’il s’agisse d’un développeur, d’un fonds ou d’une entreprise souhaitant compenser ses émissions dans une trajectoire Net Zero, l’activation du cadre de l’Article 6 peut sembler, à première vue, une démarche de sécurisation. Pourtant, elle soulève des enjeux stratégiques importants, notamment en ce qui concerne le corresponding adjustment.
Le corresponding adjustment est conçu pour permettre un transfert officiel entre deux États. Une fois appliqué, il retire la réduction d’émissions du bilan climatique du pays hôte, afin qu’elle puisse être comptabilisée dans celui du pays acquéreur. Ce mécanisme garantit l’intégrité comptable au niveau interétatique, mais il produit un effet contre-intuitif pour les acteurs privés. En effet, plus un projet est contraint par un cadre intergouvernemental, plus il dépend de l’arbitrage politique du pays hôte et de la disponibilité, souvent limitée, des réductions transférables au titre de la NDC conditionnelle. Par ailleurs, l’obtention d’un corresponding adjustment peut nécessiter plusieurs mois, voire plus, en raison des procédures de validation, des registres et des rapports attendus au niveau de la CCNUCC.
Pour une entreprise souhaitant compenser ses émissions dans le cadre d’un plan Net Zero, cette complexité peut être un frein. Elle peut aussi créer une ambiguïté : si le crédit transféré est officiellement revendiqué par un État dans sa propre NDC, peut-il encore être utilisé par une entreprise dans une démarche volontaire ? Ce débat n’est pas tranché, mais il alimente une prudence croissante du secteur privé à l’égard des crédits « avec CA ».
C’est pourquoi de nombreux développeurs préfèrent aujourd’hui structurer leurs projets en dehors du champ formel de l’Article 6, tout en obtenant une Letter of Authorization (LoA) délivrée par l’État hôte. Cette LoA, même sans déclenchement d’un corresponding adjustment, conserve une forte valeur : elle atteste de la conformité du projet avec la stratégie climat nationale, apporte une reconnaissance institutionnelle, et renforce la confiance des acheteurs ou investisseurs. Elle permet également de préserver la flexibilité du projet, de limiter les coûts administratifs et d’éviter une dépendance aux quotas transférables sous NDC.
Autrement dit, dans une logique d’action climat volontaire, une LoA sans CA peut constituer un compromis pertinent : elle associe reconnaissance officielle et souplesse d’usage, sans entrer dans un cadre interétatique contraignant. Ce positionnement est particulièrement adapté aux projets de terrain fondés sur la nature, aux démarches Net Zero pilotées par le secteur privé, ou aux stratégies de contribution climat ambitieuses mais pragmatiques.
Conclusion
L’Article 6 de l’Accord de Paris marque une avancée majeure dans l’organisation de la coopération internationale en matière climatique. Il offre un cadre juridique pour éviter la double comptabilisation des réductions d’émissions, renforcer la transparence et stimuler la contribution de tous les États à l’effort global. Mais il reste, par essence, un mécanisme interétatique, pensé pour des transferts entre pays, et fortement encadré par des procédures complexes.
Dans ce paysage, les développeurs de projets carbones et les entreprises engagées dans la neutralité climatique doivent faire des choix stratégiques. S’engager dans le cadre de l’Article 6 peut ouvrir des perspectives de reconnaissance internationale et d’accès à des marchés réglementés, mais cela suppose une coordination étroite avec les autorités nationales, une exposition aux arbitrages politiques, et une maîtrise des contraintes comptables internationales.
À l’inverse, une approche centrée sur le marché volontaire, adossée à une Letter of Authorization mais sans activation d’un corresponding adjustment, permet souvent une mise en œuvre plus rapide, plus flexible, et mieux adaptée aux logiques d’action climat privée. Ce compromis, de plus en plus recherché, ne sacrifie ni la rigueur environnementale, ni la légitimité du projet à condition de rester aligné avec les priorités nationales et les meilleures pratiques de qualité carbone.
Comprendre ces distinctions est essentiel pour naviguer dans un marché en mutation rapide. Car au-delà des acronymes, il s’agit avant tout de construire des projets crédibles, soutenables, et capables d’apporter une contribution mesurable à la transition climatique mondiale.
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